- FAMILLE - Les communautés familiales
- FAMILLE - Les communautés familialesLa communauté familiale est une forme méconnue de la famille et de la propriété à la fois. Cela tient peut-être au fait qu’elle est souvent inavouée par ses membres mêmes; ou inconnue d’eux-mêmes, parce qu’ils la vivaient, ou la vivent, «naturellement». Ou encore la cause en est peut-être qu’elle n’entrait ou ne semblait pas entrer dans tels grands schémas théoriques, admis une fois pour toutes, de l’évolution de la famille ou de la propriété. Une deuxième notation s’impose: combien d’auteurs, et quelquefois importants, n’ont pas fait la distinction – peut-être délicate à certains diamètres de la communauté ou à certains niveaux de la fixation au sol – entre communauté villageoise et communauté familiale et se sont contentés de parler de « communautés » ou, au mieux, de communautés agraires ou de communautés indigènes. Une troisième notation utile: la tendance longtemps tenace à faire de la communauté familiale le caractère spécifique d’un groupe ethnique, comme liée à la «race» – Hauskommunion der Südslawen , zadruga («communion» domestique des Slaves du Sud) –, et, cela posé et admis, la cécité qui semble avoir frappé nombre de chercheurs sur cette réalité sociale chez les autres Slaves d’abord, puis ailleurs dans le monde: on voit alors fleurir maints travaux sur d’autres formes communautaires – villageoises et artificiellement créées – , tel le fameux mir russe, sans apercevoir la rodovaja familija en Russie, les comunidades villageoises en Amérique latine, sans chercher leur forme primaire. Quatrième notation: la conception déformée, et élargie à un trop grand ensemble, de la notion de paterfamilias et de celle de patriarcat, au sein desquelles les concepts d’autorité absolue et de propriété individuelle prennent une dimension démesurée. Bien d’autres notations préliminaires seraient utiles, qui toutes amèneraient à penser que la communauté familiale a été, et est, en une certaine mesure, une gêneuse: pour la solidité des théories et pour la facilité d’une politique.Enfin, et surtout, si l’investigation scientifique sur la communauté familiale a pu, sans s’éloigner abusivement des faits enregistrés, faire coïncider le contenu conceptuel de la Gemeinschaft (communauté) de F. Tönnies avec la réalité sociologique de la communauté familiale, le transfert, conscient ou non, de la conception européenne et de type industriel du vocable famille a continuellement faussé non seulement l’interprétation, mais la recherche dans le Tiers Monde, là où, précisément, il faut aujourd’hui essentiellement étudier ces communautés. À tel point que l’on hésite encore sur la graphie: communauté de famille ou communauté de familles . Et l’on se réfugie dans l’adjectif: familial. Comme si – bel ethnocentrisme! – le vocable famille ne devait avoir qu’un seul contenu conceptuel, celui de l’Europe bourgeoise et industrielle! Et il en va quasiment de même avec les liens structurels que l’on a voulu établir entre les «communautés taisibles» de l’ancien droit français (sociétés contractées tacitement entre les parties) et les communautés qui nous préoccupent ici: sans doute un rapprochement formel est-il possible mais non une assimilation. À la limite, ne faudrait-il pas considérer ces dernières comme des «sociétés taisibles», ainsi qu’il fut dit lors d’une audience solennelle de rentrée de la cour d’appel de Bordeaux? Et alors dans un sens rapproché de la Gesellschaft (société) de Tönnies. Question de développement de l’institution? Question de socialisation et l’aveu de la chose? Question de degré d’évolution du phénomène? Probablement, mais ce degré doit être noté, car il modifie quasiment la nature du fait.Ancien droit français et communautés taisibles, coutumes et traditions communautaires dans l’ensemble des pays qui abandonnent, à quelque moment de l’histoire que ce soit, leur «moyen âge» (et dont nous traiterons plus particulièrement), le phénomène semble général et plus important que l’on n’a voulu et que l’on ne veut habituellement l’admettre.Il sera beaucoup moins donné ici les définitions de base de la communauté familiale, supposée connue dans ses grandes lignes, que posé des problèmes. Ces problèmes seront posés aussi bien par rapport aux recherches faites et à leurs résultats qu’à propos des possibilités de situer cette forme sociologique dans le monde contemporain et de l’utiliser éventuellement pour comprendre des sociétés qui la connaissent ou l’ont encore récemment connue.1. Analyse de quelques erreurs descriptivesCommunauté familiale ou groupe domestico-économique?L’habitude et le langage scientifique courant, mais encore imprécis, veulent que l’on désigne cette forme de vie – au sens le plus large du terme – à partir du vocable famille : communauté de familles, communauté familiale. Ou, toujours en référence à la famille: famille étendue, joint family. Ou, en référence à l’une des formes de la communauté – seulement à l’une des formes –, Hauskommunion («communion» domestique). Comme si la seule famille type était la famille conjugale, qui, unie à d’autres de même diamètre et de même nature, formerait, par extension verticale et horizontale, une communauté familiale. On sacrifiera donc à la tradition en parlant, dans cette étude, de communauté familiale. Mais, après avoir précisé qu’en réalité il s’agit d’un groupe social – la conscience qu’il a de lui-même, de son existence, de sa différenciation d’avec la famille nucléaire (limitée au couple et aux enfants), éventuellement de sa force, lui mérite bien le vocable de groupe – et d’un groupe social de par ses fonctions à la fois domestique et économique. C’est par conséquent un groupe à double perspective : domestique, car il s’agit bien de production d’enfants (en même temps que de bras), de vie en commun dans une vision éthico-religieuse de la domus (le chef est l’ordonnateur de cette discipline), mais aussi, dans une perspective économique , de travail établi en vue d’une production non individualisée et de travail sur un ensemble de biens possédés, pour leur quasi-totalité, en commun; cette double perspective découvrant à la tête l’existence d’une autorité qui, pour avoir été trop assimilée à celle du patriarche, d’un paterfamilias , n’en trouve pas moins son fondement dans la communauté de décision des membres réels de la communauté, même si l’exécutant des décisions tend souvent à se considérer et éventuellement à être regardé comme le seul propriétaire et le seul responsable, alors que, en bien des cas, il n’est que l’administrator rei familiaris et une sorte de primus inter pares. On est loin, on le voit, du contenu conceptuel classique et courant du terme de famille: il s’agit, si l’on veut être précis, d’un groupe domestico-économique , et ce, partout où l’on rencontre une communauté familiale.Les éléments constituantsMais quels sont, d’une manière précise, les éléments constituants, les conditions élémentaires, nécessaires et suffisantes d’un groupe domestico-économique? Il semble qu’ils puissent s’énoncer de la manière suivante:– communauté de sang des éléments mâles, cette communauté ne pouvant être remplacée qu’exceptionnellement par un autre lien, en général un travail de longue durée;– communauté de vie et de travail de l’ensemble des membres et assimilés;– communauté de propriété, au moins des biens fonciers (ou assimilés: bétail, par exemple, pour les non-fixés au sol) et des instruments de travail: animaux et techniques nécessaires à la mise en valeur du bien foncier commun;– communauté d’autorité, au moins pour les actes de disposition portant sur le bien commun.Il semble que, d’une part, ces quatre conditions représentent les éléments constituants d’une communauté familiale jouant le rôle de groupe domestico-économique et que, d’autre part, cette forme de propriété et de vie soit encore non seulement courante dans le Tiers Monde, mais majoritaire dans le monde humain; les régions dans lesquelles elle a disparu ne dépassent guère – et peut-être pas totalement – les zones hautement industrialisées. On voit, par le simple énuméré de ces conditions d’existence ou de ces éléments constituants, qu’il ne s’agit pas de famille, au sens ouest-européen du terme, et pas davantage d’un groupe qui n’aurait de fonction que domestique; mais qu’il s’agit bien d’un groupe à la fois domestique et économique. Dans la réalité, le caractère commun – ce qui ne signifie pas collectif – de la propriété étant supposé admis, en ligne directe ou collatérale, il faut qu’il y ait communauté de vie (repos et repas), au moins dans un même enclos, d’un certain nombre de personnes (hommes et femmes, les premiers seuls étant habituellement membres, à part entière, de la communauté, et les garçons sortis de l’adolescence); communauté de travail (au moins en ce qui concerne le bien foncier ou le bétail); communauté d’autorité, relative au bien commun et à ses dispositions concrètes, ainsi qu’aux devoirs majeurs de l’ensemble des membres vis-à-vis de la communauté et vis-à-vis des groupes extérieurs à la communauté.Compétence et autoritéDeux problèmes importants – car ils furent à la base de nombreuses erreurs dans le repérage et le comptage des communautés – se posent alors. Le chef est-il obligatoirement le plus ancien? son autorité est-elle liée à une sacralisation de l’âge? peut-il éventuellement être remplacé de son vivant? et seconde question: le caractère horizontal de la composition des communautés, par la présence de lignes collatérales, est-il obligatoire? ou une communauté peut-elle se constituer en ligne verticale: de l’aïeul au dernier de ses descendants directs, sans lignes collatérales? Quant aux structures, la réponse est, dans les deux cas, affirmative.Le remplacement du chef de la communauté, quel que soit son âge, par un autre membre doué de plus de compétence escomptée, est une des règles de la communauté, étant entendu que dans la pratique, sauf chez les Slaves, elle est rarement appliquée: mais il faut bien voir que la prééminence donnée à l’«ancien» vient de son expérience supposée et de ses qualités d’administrateur, et non pas d’une sacralisation de son âge. Qu’en réalité, on rencontre une majorité d’anciens remplissant les fonctions de «maître»; c’est l’évidence, mais c’est là une question de fait et non de droit. Et ainsi, l’on sort de l’explication commune qui assimile le chef au paterfamilias (notion d’ailleurs souvent mal comprise).Quant à la seconde question, les faits d’observation et les relevés ainsi que la présence de termes désignant les deux formes, verticale et horizontale, de la communauté plaident en faveur de la possibilité d’existence d’une communauté verticale. Les faits d’enquête sont nombreux, la dualité des termes un peu plus rare, mais la présence d’inokoština (maison d’un seul, maison d’une seule ligne) opposée à neodeljena ku がa (maison non divisée) en serbe, ou d’ote face="EU Caron" カevskaja familija (famille de la descendance du père) opposée à rodovaja familija (famille selon la parenté) en russe, plaiderait aussi en faveur de notre interprétation. Et ainsi on démythifie de nombreuses interprétations abusives du rôle du père ou de l’aïeul, là où l’influence romaine n’est pas de mise, ou de celui du patriarche sacralisé; du même coup, on rétablit la réalité. On voit combien l’on est loin du concept commun de famille prise dans son sens ouest-européen, nucléaire, limité et sans perspective économique directe.Communauté familiale et communauté villageoisePlus large par son diamètre et plus diversifié dans ses fonctions que la «famille», le groupe domestico-économique est-il assimilable au village? Il n’est pas question de traiter ici des communautés villageoises en tant que telles: du mir à l’ejido , par exemple. Il y a lieu, cependant, en face des confusions habituelles, éventuellement motivées, de voir les liens et les rapports de ces deux types de communautés. Dès lors qu’on se souvient qu’en milieu paysan traditionnel les mariages se font, dans la plupart des cas, entre consanguins dans une endogamie régionale souvent de petit diamètre; que l’on sait, aussi, les difficultés toujours persistantes à différencier nettement petit hameau, grand hameau, village – même pour l’Amérique latine –, chez les spécialistes; lorsque l’on sait enfin que, dans l’organisation administrative du village, des communautés familiales sont juxtaposées, parfois unies en quelque forme coopérative pas toujours d’origine moderne, on doit se demander: Où finit la communauté villageoise? Se superposent-elles? Quelle est leur forme de liaison?Une première réponse consisterait à dire que toute communauté villageoise est, en même temps, une communauté familiale ou un ensemble de communautés familiales, ne serait-ce que par les liens biologiques unissant plus ou moins ses membres. Et ce ne serait pas totalemement faux. Une deuxième réponse pourrait être formulée: il n’est guère de pays dans lesquels, dans le cadre d’une législation réformiste, rarement révolutionnaire, la communauté villageoise n’est pas sortie du communautarisme familial. Et la chose ne serait pas difficile à prouver: le mir aurait-il connu son développement sans la présence, antérieure à son instauration, de forme administrative, de la rodovaja familija ? Autre possibilité d’interprétation, et de confusion, des rapports: là où – petit hameau – la communauté villageoise ne comprend que des membres d’un même groupe domestique, il y a, en réalité , bien plus communauté familiale que communauté villageoise. Mais qu’est-ce qu’un petit et qu’un grand hameau? Et l’armature administrative qui sert d’étai à la communauté villageoise, même au diamètre du petit hameau, enserre aussi la communauté familiale, quoique secondairement. Peut-on, au moins, considérer que la communauté villageoise est essentiellement de type économique? On a déjà dit que la communauté familiale est, en fait, un groupe domestico-économique, même si cette formule n’est pas encore parvenue à remplacer celle de communauté familiale.Il n’en demeure pas moins qu’il s’agit, dans la réalité, de deux formes sociologiques; que l’une procède, éventuellement, de l’autre, mais n’en est ni une division ni une manière d’addition; qu’actuellement, au moins, la communauté rurale d’extension villageoise, si elle n’est pas intégralement créée ou recréée de l’extérieur, est entourée d’étais administratifs que ne possède pas le groupe domestico-économique; qu’ainsi l’une est plus ou moins cachée, pour ne pas dire clandestine, tandis que l’autre s’étale au grand jour; et qu’il n’est pas possible, dans une typologie des communautés, de les assimiler, contrairement à un usage, hélas! trop courant.Mort, survie ou généralité?Une erreur communément admiseDe ces trois possibilités: mort, survie ou généralité des communautés familiales, on admet communément celle de la mort: phénomène moyenâgeux en ce qui concerne l’Europe, phénomène précolonial en ce qui regarde le Tiers Monde; phénomène, en tout cas, dégénéré là où, Europe ou pays ex-colonisés, un chercheur méticuleux en découvrirait des traces ou quelques persistances. Les motifs de cette attitude sont multiples: ignorance générale du monde paysan européen dans ses profondeurs; théories globales de l’évolution de la propriété abusivement généralisantes; interprétation erronée du patriarcat et de la notion de paterfamilias ; méconnaissance de l’indivision; et, pour les continents non européens, absence ou quasi-absence, jusqu’à ces derniers temps, de recherches socio-ethnographiques sur le sujet; négation des coutumes et traditions par l’administration coloniale, avec les conséquences logiques de cette négation sur la recherche scientifique du phénomène; attitude de rejet, fondée sur le complexe du «retard» et de la honte que ce dernier engendre, de la part de l’intelligentsia des pays qui étaient «en voie de décolonisation». Notons que l’Europe centrale et orientale participent, quant à l’existence récente ou à la mort ancienne des communautés familiales, aux deux groupes de niveau de développement. En fait, si la communauté familiale n’existait plus qu’à titre d’exception locale ou régionale en France dans le premier quart du XXe siècle, elle se maintenait vivante vers 1930 en Europe centrale et orientale, danubienne, balkanique et méditerranéenne. Dans les pays du Tiers Monde, il y a lieu toujours d’admettre, à des degrés divers et sous des formes apparemment différentes, l’existence actuelle des communautés familiales dans l’ensemble de leurs régions agraires et éventuellement au sein de leurs zones urbaines, au moins par participation maintenue, quoique non avouée, de citadins à la communauté familiale de leurs villages d’origine, demeurée structure d’accueil.Les sources de cette erreurOn peut se demander, quels que soient les motifs généraux d’erreur d’appréciation sur le maintien de cette forme de vie et de propriété, si des raisons particulières, liées à la recherche scientifique même, n’ont pas aussi été à l’origine de cette confusion. Il en est deux spécialement importantes. La première est dans la croyance, sans grand fondement documentaire, selon laquelle les communautés familiales des temps passés (Moyen Âge en Europe, période précoloniale en Amérique latine ou en Afrique) rassemblaient toujours un nombre considérable de commensaux, parfois plusieurs centaines, et que la diminution, trop facilement admise, du nombre de ces participants signifiait dépérissement de l’institution et donc sa mort. Dans cette appréciation, on ne se préoccupe pas du maintien des structures. Or, même si, dans les années trente de ce siècle, on trouvait des communautés sud-slaves de plusieurs centaines de personnes, appartenant à diverses lignes collatérales et unissant trois ou quatre générations, si l’on rencontrait à titre d’exception des communautés de cette amplitude, il y a tout lieu de penser que de telles communautés familiales furent, toujours, exceptionnelles: pour des raisons multiples, ne serait-ce que celle de l’étendue de la terre à leur disposition, sous une forme ou une autre de tenure. Et le maintien des structures constituantes ne fut pas découvert, ni même recherché, dans des communautés familiales de moindre envergure, alors qu’il était essentiel; ainsi l’on ne vit pas qu’au même titre que des communautés horizontales (plusieurs lignes collatérales) pouvait exister la communauté verticale (une seule ligne), à la condition que les quatre formes de communauté soient respectées entre ascendants et descendants. Et le cas n’en est pas rare, au moins transitoirement. De l’importance donnée au nombre de membres des communautés familiales à la confusion avec les communautés villageoise, il n’y a qu’un pas – deuxième source d’erreur – et qui fut allégrement franchi.Il est d’autres sources d’erreur d’interprétation de moindre importance. La troisième est dans la confusion entre la dissolution de la communauté, par passage de l’un des couples à une forme de famille conjugale, et la division partielle, en une période donnée, de la communauté en d’autres communautés de plus petite envergure. Quatrième raison de l’erreur, souvent faite: la vision, en un seul moment de l’enquête, d’une famille apparemment conjugale, sans que l’on se soit préoccupé de rechercher, quelques années plus tard, si la division vers le type conjugal s’était accélérée ou si d’autres communautés ne s’étaient pas reformées, ce qui fréquemment était le cas. Cinquième raison: l’ignorance, ou du moins la minimisation, jusqu’à une période récente, de la présence de deux droits: le droit positif écrit, souvent d’importation étrangère et où n’apparaît guère la communauté familiale, valable, en fait, pour les zones urbaines ou les rapports avec l’étranger, s’appliquant à une minorité en raison de la faible importance de la population urbaine, et le droit coutumier, oral ou quelquefois ultérieurement codifié, d’origine autochtone, valable pour les régions agraires et les rapports avec ceux qui n’ont pas rompu toute attache avec le milieu rural, largement majoritaire par le fait même de l’importance numérique de la population agricole, et qui fait apparaître les règles et les structures de la communauté. Enfin, en revenant ici aux causes générales d’erreur, si on soutient la notion de mutation, éventuellement qualifiée de brusque et totale, sous l’influence de la civilisation industrielle, et qui se serait produite dans les campagnes, c’est en terme de générations qu’il faut alors envisager et calculer les changements lents et partiels, notamment dans les pays ex-colonisés, s’agissant d’une phase ou d’une autre de chute des empires.Autant de causes, objectives et subjectives, de jugements erronés sur l’existence récente, voire actuelle, ou la disparition de la communauté familiale, dans telle partie de l’Europe ou dans le Tiers Monde, avec leurs conséquences non seulement sur les résultats de la recherche scientifique, mais sur les modalités de la politique. Autant de raisons théoriques de penser que la communauté familiale survit, ou en elle-même ou dans ses dérivés, au moins par ses influences, dans une large partie de l’Europe et demeure un phénomène d’une généralité certaine et d’une existence réelle dans la plus grande partie du Tiers Monde. Le phénomène a des répercussions sur la politique.2. La « zadruga » slaveCommunauté familiale type, la forme zadruga en régions slaves et historiquement slavisées révèle une ambiguïté: s’agit-il d’une communauté sud-slave, ainsi que l’indique le vocable zadruga , ou d’un type de communauté valable pour l’ensemble du monde slave et en certaines zones, récemment, sinon actuellement? Les dernières années du XIXe siècle, les premières du XXe plaçaient déjà – guerres balkaniques, disputes monarchiques, mouvements d’indépendance – les Slaves du Sud dans l’actualité, y compris l’actualité intellectuelle, et cela par l’intermédiaire, notamment, de la zadruga. On voulait en annoncer, voire en constater la mort, pour en circonscrire le périmètre d’existence historique à l’aire ethnique des Slaves du Sud, voire des seuls Serbes et Monténégrins: more serbico , dit V. S. Karad face="EU Caron" ゼi が. La sociologie entérina cette erreur des ethnographes et des juristes durant un demi-siècle. De 1935 à 1941, d’abord, de 1945 à 1948, ensuite, nous reprîmes la question sur place pour la quasi-totalité de l’aire culturelle slave, ou en bibliothèque, pour les régions non visitées. Les résultats furent: une communauté familiale de type zadruga a existé dans l’ensemble du monde slave et non pas seulement du monde sud-slave. Chez les Slaves du Sud, Yougoslaves et Bulgares, chez certains Slaves de l’Europe centrale, Tchèques et Slovaques, en diverses zones d’influence slave, chez des peuples historiquement slavisés: Albanais, Hongrois, Roumains, cette forme de communauté familiale existe dans la première moitié du XXe siècle. Le problème est de savoir si elle demeure aujourd’hui. Si oui, sous quelle forme?Les méprises des voyageurs du XIXe siècle, outre les causes générales déjà mentionnées, sont dues probablement, d’une part, aux différences de dénomination du phénomène, d’autre part, à la nouveauté et au caractère semi-scientifique, donc mal compris dans les couches populaires, du vocable zadruga , récupéré par Karad face="EU Caron" ゼi が dans son Dictionnaire serbe-allemand-latin (1820), encore que dans certaines zones les communautés désignent ainsi, y compris les Slovaques avec zadruha , ce groupe domestico-économique. Mais la cause principale qui, outre les attitudes mentales des chercheurs, contribua à égarer ceux-ci, fut que les divers vocables populaires insistaient sémantiquement sur l’une ou l’autre des caractéristiques, fondamentales ou non, du phénomène: ici, neodeljena ku がa (maison non divisée); là, bratska opština (communauté de frères); ailleurs, ku がna zajednica (communauté de maison); en une autre région, zadru face="EU Caron" ゼna ku がa (maison de zadruga ); golema face="EU Caron" カeljad (grande famille); velika ku がa (grande maison); dru face="EU Caron" ゼina ou društvo , réunion de drug (socii ) ou société (familiale), tels sont les termes, entre autres, employés en Yougoslavie et en Bulgarie. Rodinný nedíl (non-division familiale) en Bohême; vel’ka hušta (grande maison) en Slovaquie; nagycsalád ou cseled (grande famille) en Hongrie; fis (communauté) en Albanie; rodovaja familija (famille selon la parenté) dans la Russie du XIXe siècle, etc. Ainsi, dans un cas, caractéristique de richesse: bogata ku がa ; dans un autre, caractéristique fondée sur le fait des «frères» vivant ensemble (bratska op がina ); autre caractéristique désignant plus particulièrement la communauté (zajednica ) ou la société (dru face="EU Caron" ゼina , društvo ), l’ascendance unique (rodovaja familija ) ou l’ampleur de la maison (vel’ka , velika ku がa , golema face="EU Caron" カeljad ). Alors qu’il s’agit de la même chose, réunissant partout ces caractéristiques et quelques autres, dont une sur laquelle il faut insister, l’idée de non-division: neodeljena ku がa , rodinný nedíl , formules valables, naguère, l’une en Serbie, l’autre en Bohême. On est loin, à première vue et si ce n’est pour dru face="EU Caron" ゼina , du terme considéré comme savant, en tout cas littéraire, de zadruga ou de zadruha .Une autre méprise, dans les recherches du XIXe siècle, fut le rejet du groupe des zadruga à extension essentiellement horizontale: lignes collatérales d’une forme s’étageant verticalement, communauté instaurée sur les générations, rejet qui amena à considérer que la «maison d’un seul», l’inokoština , l’inokosna ku がa , n’appartenait pas à la catégorie de la zadruga ; retour indu à l’idée de paterfamilias , du patriarche, maître et seul maître dans les divers domaines, alors que le doma がin ou le starešina (maître de maison ou ancêtre) vivait, lui aussi, en «communauté» de sang, de vie et de travail, de propriété et éventuellement d’autorité, avec les générations issues de lui comme tout autre doma がin ou starešina avec sa descendance propre et la descendance collatérale. De là à estimer que l’on se trouvait en face de deux formes de «maisons», l’une «patriarcale», l’autre «communautaire», il n’y avait qu’un pas et qui fut, malheureusement, vite franchi.Troisième cause de méprise dans l’appréciation du domaine et de l’importance numérique de la zadruga , le fait que les voyageurs du XIXe siècle et des débuts du XXe siècle se fondèrent sur une seule observation: or la zadruga est un organisme vivant, qui se fait et se défait sans cesse. Ce qui ne fut pas aperçu jusqu’à nos investigations des années trente, alors que c’est pratiquement la même forme de communauté qui se présentait, avec les caractéristiques structurelles classiques, et aussi répandue, jusqu’aux mouvements révolutionnaires des années 1944-1948, non seulement chez les Slaves du Sud, mais en un certain nombre de pays historiquement slavisés telles l’Albanie, la Hongrie, la Roumanie.Qu’en est-il au juste de la communauté familiale? Anciennement considérée comme sud-slave, étendue par nous aux Slaves et aux historiquement slavisés? Forme familiale des pays de l’orthodoxie, mais aussi, quoique combattue, dans les terres du catholicisme de l’Europe centrale? Il semble bien qu’elle ne se restreint pas à ces limites. L’Islam ne la connaît-elle pas?3. La communauté familiale en IslamLe cas algérienGénéralité de l’indivisionLa première approche – et probablement pas la moins convaincante – de la communauté familiale en Afrique du Nord, singulièrement en Algérie, c’est à partir des villes que nous la tenterons, pour aussi étrange que cela puisse paraître. Dans les années soixante, la majorité de la population autochtone d’Alger reçoit encore régulièrement de la campagne, c’est-à-dire de sa communauté familiale d’origine (qui demeure, du reste, sa structure d’accueil), des produits du sol ou de l’élevage (cela pour les couches moyennes et pauvres), ou bien, outre divers produits alimentaires, des revenus (cela pour la bourgeoisie et les couches riches). Ces envois revêtent deux caractéristiques complémentaires: ce ne sont pas des cadeaux, des dons; ils ne relèvent ni de l’amabilité familiale ou d’une bienveillance quelconque ni, et encore moins, d’une forme de charité. Ils sont considérés et à reconnaître comme un dû; c’est leur seconde caractéristique, parce qu’ils sont liés à l’indivision généralisée qui règne, en matière de bien foncier, dans l’ensemble de l’Algérie, indivision qui là, comme en toute zone de communautés familiales, peut marquer la dernière étape du processus de dissolution de la communauté dans ses caractéristiques de vie et de travail. Ce serait la première phase de la dissolution, elle-même à diviser en deux étapes: habitation particulière, puis alimentation conjugale; cette dernière, d’après le sentiment commun, étant encore à diviser en deux sous-étapes: autorité sur le travail, puis autorité morale, qui demeure longtemps après la division concrète de la communauté par le départ d’un ou de quelques-uns de ses membres.Cette généralité de l’indivision, le maintien de son principe, assez facilement repérables, représentent vraisemblablement non seulement la première approche, mais l’une des plus efficaces, parce que l’une des plus probantes, de la présence de la communauté familiale en Algérie. Reste à remonter le courant évolutif, à partir de cette dernière trace de communauté, qu’est l’indivision persistant envers et contre tout.Émigration et maintien de la communautéC’est probablement d’une seconde approche indirecte qu’il faut aussi se servir: les rapports entre l’émigrant économique algérien en Europe et sa communauté d’origine. On sait combien sont quantitativement importants, et inscrits dans un temps qui, par sa régularité, n’est plus le temps discontinu de leur origine, les envois financiers de ces émigrants à leur «famille». Une fois de plus, le terme famille est trompeur: alors que l’on pense immédiatement à «femmes et enfants», c’est la communauté qu’il faut, en règle générale, voir comme le bénéficiaire de ces envois d’argent. Dans le premier cas, il y avait attribution de part de l’indivision, sans esprit de retour, au moins pour certaines catégories de niveau élevé, à la structure originelle devenant éventuelle structure d’accueil; dans le second cas, par le travail à l’étranger, il y a participation à la mise en valeur des biens indivis, avec – nouvelle preuve du maintien de la communauté – utilisation par l’émigrant, de retour au pays, de la structure originelle comme structure réelle d’accueil. Et la régularité du va-et-vient de membres d’une même communauté entre telle usine française ou allemande et la communauté, régularité telle qu’elle ne gêne pas le travail industriel, serait une nouvelle indication qu’il ne s’agit pas d’un départ décidé individuellement par l’émigrant, mais bien le fruit d’une décision collective à l’intérieur de la communauté, de communautés continuant d’exister, malgré l’éloignement momentané d’un ou de quelques membres.La preuve par le langageTroisième approche, plus directe: l’existence de vocables désignant, en arabe ou en berbère (kabyle), la communauté familiale. Qu’il s’agisse de l’akhkham , qu’il semble possible de considérer comme la «grande maison», ou du takhkhamt , en fait maison d’un seul couple, qu’il s’agisse de la kharouba ou de telle forme de phratrie, le vocabulaire, les vocabulaires plutôt, de l’Algérie rurale, arabe ou kabyle, font apparaître des vocables dont la compréhension et l’extension dépassent largement la famille nucléaire ou peuvent servir de base d’opposition entre celle-ci et la communauté domestique. Des termes qu’on doit moins négliger, si l’on ne veut pas faire des erreurs semblables à celle qui a conduit à opposer la rodovaja russe à l’ote face="EU Caron" カevskaja. Et de ne pas considérer comme digne d’intérêt scientifique la seule djemaa – organe d’assemblée de village – comme l’on a jugé seul digne d’étude, au XIXe et au début du XXe siècle, le fameux mir russe. Les termes de désignation des communautés domestiques, dans le langage paysan algérien, sont bien d’emploi courant, et donc, vraisemblablement, la chose existe.Propriété et travailIl est une quatrième approche, liée à la propriété. Là, il faut sortir de la conception occidentale de la propriété, notion et fait durcis dans le droit romain, dotés de pérennité, quel que soit l’usage que le possesseur en fait. Il y a, en droit malékite – le droit du Maghreb, après avoir été celui de l’Espagne musulmane –, une sorte de caractère précaire attaché à la propriété, qui n’existe, en fait et en droit, que si elle est «vivifiée», c’est-à-dire notamment pour un bien foncier, si elle est mise en valeur, travaillée, en vue d’une production. De là à établir un lien entre propriété et travail, propriété «vivifiée» et travail sur cette propriété en vue de sa «vivification», travail en commun et propriété également en commun à l’intérieur d’un groupe qui ne peut, en vue même de ce travail, être celui de la seule famille nucléaire, la chose est claire. Si l’on ajoute que la kharouba est bien gérée – et nous disons bien gérée – par le tamen , sorte de chef du groupe, mais sous contrôle d’un conseil de famille; que le tamen , peut être un jeune, éventuellement un étudiant, pourvu qu’il soit considéré comme capable; que les auteurs sérieux considèrent qu’une bonne extension de la kharouba est de 50 à 70 personnes et non pas des centaines; que la communauté domestique habite couramment un groupe de maisons se jouxtant, si ce n’est une maison; que la disposition d’un bien n’est ni individuelle ni attribuée à la famille conjugale, etc., on s’aperçoit que, compte tenu des déformations apportées par la colonisation, des adaptations imposées par le droit, la morale et la religion de l’Islam, des apports et des manques d’une aire culturelle donnée, on se retrouve bien, dans le cas algérien, en face d’une communauté domestico-économique de type classique, liée à la communauté villageoise, peut-être même, notamment en Kabylie, plus vivace encore que la communauté domestique, sans englober, dominer ou faire disparaître cette dernière.Le cas iranienSi, en zone malékite, la communauté domestique demeure vivante, elle ne semble pas l’être moins en cette région, elle aussi en voie de développement en ces années soixante, qu’est l’Iran ch 稜‘ite. Trois approches pourraient être utilisées en vue de l’affirmation de la généralité de ce type de communauté: d’une part, l’absence, à la campagne, d’un nom particulier désignant cette forme étendue de la famille paysanne. C’est un même terme qui désigne le groupe domestique, dans les parlers villageois, le groupe domestico-économique, qui demeure pratiquement le seul mode de groupement à ce niveau. D’autre part, le fait que si la famille ouvrière citadine, à Téhéran, par exemple, est en grosse majorité sans addition ni extension, une proportion notable de cette catégorie de familles n’était pas strictement de type nucléaire. À quoi il faut ajouter que l’ouvrier de Téhéran n’est pas sans connaître la famille étendue de son village ou de sa petite ville d’origine, et cela est important si l’on sait que la quasi-totalité des ouvriers de Téhéran est d’origine paysanne. Enfin, dans la bourgeoisie de Téhéran, on rencontre encore des familles conjugales vivant ensemble, en commun, et lorsque cette vie est plus ou moins disjointe, la coutume veut que périodiquement – et fréquemment – ces groupes nucléaires se retrouvent, en dehors de tout modernisme, de tout snobisme, ou de toute tradition qui ne serait que bourgeoise, chez l’aïeul pour des repas en commun, même quand, dans des classes élevées, ce n’est pas le père ou l’oncle qui «dépense» pour toute la famille, les générations inférieures, quelle que soit la profession, lui remettant leur gain; de même que dans les communautés algériennes, l’aïeul est le seul qui dispose de l’argent liquide. Trois données qui feraient apparaître, dans les mentalités, les traditions et les faits, le maintien, à peine évolué et adapté, de la communauté de famille.Les formes familiales en milieu agraireIl semble bien qu’en milieu agraire l’on puisse affirmer que la grande famille, le groupe domestico-économique, représente sinon la totalité des formes familiales de vie et de travail, du moins une très grande majorité. En fait, en zone agraire iranienne, ce mode de vie général demeure, sur la base de l’indivision des terres ou des biens; sur celle de la vie en commun, notamment le repas; sur la base d’une autorité commune encore que souvent personnalisée. Il ne semble pas qu’il faille particulièrement insister, tellement le phénomène est à la fois commun à cette zone et classique dans sa forme. À partir, d’ailleurs, du moment où, en ville, des ménages d’employés, de marchands, de fonctionnaires vivent selon le mode qui était le leur à la campagne et à peine transposé dans leurs nouvelles conditions de vie, comment ceux qui sont demeurés en zone agraire et de condition paysanne ne l’auraient-ils pas conservé? Pour la montagne d’Ispahan, on le sait; pour quelques autres régions aussi; pour le reste de la paysannerie iranienne, on a de fortes raisons de l’admettre, et cela n’a rien de surprenant, étant donné son moment de développement. Des recherches ont été menées pour déterminer non pas l’existence sporadique de cette forme familiale – domestico-économique – de vie paysanne, mais bien pour en préciser la fréquence et une éventuelle présence plus nette en telle ou telle région.Les «unions de familles»Mais ce sont les «unions de familles» qui nous semblent représenter, en Iran, l’indication la plus importante relativement au maintien d’une forme de communauté domestique. D’où viennent ces «unions de familles»? Qu’en est-il aujourd’hui? Les liens de parenté sont-ils des relations verticales issues du lignage, des relations horizontales issues du mariage, ou bien une combinaison des unes et des autres? Et ce, aussi bien en milieu ouvrier urbain qu’en milieu agraire. Et l’on admet que l’union de familles est l’unité de base de la hiérarchie des groupes et groupements: on a pu dire qu’«à bien des égards, l’organisation de la famille apparaît maintenant comme celle d’une famille élargie localement éclatée». Il y a lieu, dans ces conditions, de rechercher en quoi ces unions de familles sont à relier, et dans quelle proportion, à la communauté familiale type. D’une part, celui qui est considéré comme le chef d’une union de familles doit faire preuve de qualités dans les rapports sociaux et dans les rapports de production, caractéristique à rattacher au fait, déjà mentionné, que, dans les groupes domestiques encore existants, ce chef n’est pas fatalement le plus âgé. Et cela nous ramènerait à la désignation par choix – et non selon l’âge – du chef de ce qui peut passer comme l’exemple type du groupe domestico-économique, la zadruga slave. D’autre part, ces unions de familles sont le fruit de segmentation des lignages des tribus, comme la zadruga est le fruit de la division des plemena et des bratstva. Enfin, ces regroupements de parents dans les quartiers d’une ville non seulement ne disparaissent pas au fur et à mesure du développement ou de l’extension de la ville, mais bien au contraire tendent à croître, dans une concentration accrue, avec le temps. Ils apparaissent ainsi non pas comme un simple souvenir de la vie à la campagne, mais, bien plus, comme une sorte de nécessité d’autant plus admise que le souvenir des modes de vie de la campagne lui apporte un soutien plus net: de même que le passage d’une communauté de forme agraire à une forme citadine, voire industrielle et moderne, de vie, de travail et de propriété en commun, à travers l’indivision ici, la société anonyme là, est probablement une résurgence de manières de vivre communautaires agraires.La question est alors de savoir si, à la ville, en Iran, il n’y a pas, sous une forme dérivée, reconstitution de la grande famille en annexe de la famille d’apparence nucléaire. On reviendrait là au conflit, toujours présent, mais n’apparaissant qu’en cas de crise au sein de la famille étendue entre celle-ci et le ménage individualisé. On a pu croire, à l’occasion du départ d’un couple, voire de quelques couples, à la disparition de la communauté, alors que, chez les Slaves, les partants reformaient, avec le temps, une autre zadruga et qu’en Algérie, le groupe originel sert encore de structure d’accueil, et donc se reforme; à la ville iranienne, le ménage individualisé «doit se situer par rapport à une union de famille [...] ne peut que faire partie de l’une d’elles» (P. Vieille et M. Kotobi). Il doit aussi recueillir – par suite du caractère privilégié du prolétariat de pays en voie de développement – les plus malchanceux, accueillir tous ceux que les solidarités diverses amènent vers lui. Il doit également constituer, sinon une nouvelle grande famille selon l’ancienne loi, du moins, dans la vie et souvent dans le travail, une forme nouvelle de famille étendue que les unions matrimoniales viendront renforcer. Il n’est plus question, théoriquement, de groupe domestico-économique de la tradition paysanne, ni d’un ménage individualisé, mais d’une forme nouvelle d’extension de la famille dans un cadre citadin au sein même d’unions de familles, qui, au diamètre du quartier, reconstitueraient une manière nouvelle de clans. Et cela n’est pas seulement vrai pour les villes d’Iran. Alger en donne des exemples, et il serait intéressant d’examiner, de ce point de vue, telle ou telle métropole d’Amérique latine, à immigration paysanne intense, ou d’Afrique noire.4. La structure familiale en Amérique latine et en Afrique noireAmérique latineQuand on examine le problème de la communauté en Amérique latine, ou plus exactement en Amérique indienne, on se heurte à une série de paradoxes qui rendent pratiquement impossible une solution certaine du problème. D’un côté, aussi loin que l’on remonte dans le passé, l’on trouve l’idée de communauté dans les dénominations les plus variées issues des diverses langues vernaculaires, mais au contenu conceptuel à peu près stable encore que peu précis. D’un autre côté, on s’aperçoit que, selon les forces politiques au pouvoir au cours de l’histoire, aussi bien de l’histoire récente que de celle de l’époque coloniale, sinon le maintien ou la destruction de ces communautés, du moins leur utilisation à des fins extérieures à elles représente une constante. On s’aperçoit aussi que les écrivains, voire les chercheurs, ne se sont jamais beaucoup préoccupés de qualifier, autrement que par la fonction agraire, ces communautés et donc de leur assigner un ou des diamètres, notamment le diamètre villageois ou le diamètre familial, se contentant, à peu près sans exception, de les considérer comme «agraires». Ou encore, mais c’est là l’évidence, de les regarder comme indigènes. Cette aire culturelle semble avoir connu, dans sa plus grande extension, avant la conquête espagnole, un régime communautaire, qui, aujourd’hui, surtout au Mexique, connaît une forme moderne; elle a, ici, connu un ayllu (au Pérou), que les uns jugent comme de type matriarcal, les autres comme essentiellement patriarcal; là, un calpulli (au Mexique), communauté de voisinage et de parenté; ici, des tentatives de recréation des communautés indigènes villageoises; là, une mise en forme légale actuelle, sous le vieux nom d’ejido , d’une forme coopérative que, dit-on, M. Mikojan qualifiait de kolkhozienne (?) – et l’on ne fait allusion ici qu’aux plus connues de ces comunidades agrarias indigenas . Cette aire culturelle a suscité peu de recherches, non seulement quant aux communautés familiales, mais aussi à la distinction précise qu’il y aurait à donner, dans les faits, entre ces deux diamètres. Tout cela n’a pas été suffisamment exploré ni, sans aucun doute, des Andes à la Sierra Madre, en ce qui touche le monde agraire, ni, probablement, de Lima à La Paz ou Caracas, en ce qui concerne les barriadas , les favelas des abords de ces quasi-métropoles.Clandestinité des communautés domestiquesUn fait, cependant, demeure: l’Amérique indienne est vraisemblablement, dans l’ensemble du monde actuel, la zone dans laquelle la forme communautaire de vie et de travail est la plus répandue, et, sous des conditions extrêmement différenciées, conservée. Et maintenue – c’en serait une première caractéristique – dans les plus mauvaises conditions juridiques (les tentatives contradictoires de conservation, de destruction, d’adaptation, de transformation) et économiques (la pauvreté en terres de ces groupes, l’infériorité du niveau de vie, la faiblesse des moyens et des techniques de production). En revanche, ce qui a été étudié, et continue de l’être, c’est la communauté «villageoise», ou dénommée telle, car il nous semble dangereux d’utiliser ce qualificatif général sans que soit précisée l’ampleur ou la modicité de l’agglomération. Si bien que, en face de l’engouement politique et scientifique visant le «village» et sa communauté, en face de l’ignorance, également politique et scientifique, touchant le groupe domestique, un effort d’analyse est à faire.Première question: au niveau du hameau (la distinction de R. P. Schaedel entre petits et grands villages), lorsque, pratiquement, les participants à la communauté villageoise sont tous, et à des degrés rapprochés, parents selon une consanguinité notable, quel est le fondement du rapprochement communautaire? S’agit-il d’un texte légal à portée villageoise, ou bien, précisément, de cette consanguinité à incidence domestique? Il nous paraît, compte tenu de l’extériorité de l’«indigène» par rapport à la loi, de la coupure existant entre l’indigène et les diverses formes de «métisses», de la différence de richesse entre ces deux groupes, de la multiplicité des formes dialectales, chacune valable en de très petits diamètres, que la consanguinité et les coutumes qu’elle entraîne l’emportent. D’autre part, certains auteurs (R. P. Schaedel entre autres) notent les «procédés de croissance et de scission, d’agglomération des familles, de leur séparation et de leur ré-amalgame, qui se déroulent constamment dans la plupart des pays» comportant des Indiens. Et si ce processus d’adaptation continue des formes extérieures rend floue toute définition de la communauté rurale, singulièrement de la communauté domestique, il confirme notre hypothèse: à savoir qu’au niveau du petit village, et probablement en de plus grands, se cachent, ignorées de la loi, voire combattues par elle, des communautés domestiques. Si l’on ajoute à ces faits qu’il faut tenir compte d’une endogamie qui, pour ne pas être de diamètre très limité, ne permet pas d’aller au-delà d’une région restreinte, on s’aperçoit que c’est sur une base domestique que se font les ré-amalgames consécutifs aux scissions et que la communauté villageoise, visible, légalement structurée, connue des chercheurs et des praticiens des réformes agraires, prend sa source dans la communauté domestique, vécue par les Indiens et d’autant plus difficile à déceler, éventuellement combattue par l’Église, ignorée de ceux qui ont pris l’initiative de réformes agraires et méconnue de la plupart des chercheurs scientifiques. À quoi il faut ajouter encore qu’il est admis que «le premier regroupement social plus grand que la famille est dans une large mesure très similaire» (R. P. Schaedel). Ainsi, au niveau de la verada colombienne, du vecindario rural des Andes, du caserio péruvien et colombien (regroupements de 100 à 200 personnes), il y a lieu de découvrir et d’étudier la communauté domestique et domestico-économique.Données et caractéristiquesTrois autres données nous semblent fondamentales. C’est au niveau des groupes de voisinage restreint, où la consanguinité est plus nette, que l’échange de services s’opère. L’ayni , avec obligation d’équilibrer les prestations, de mettre en commun les instruments nécessaires, et aussi, pour le bénéficiaire du moment, de nourrir ses aides: la moba , la sprega des Slaves du Sud, formes si l’on peut dire de l’ayni andin, comportent les mêmes obligations, et se font aussi entre proches, difficilement entre groupes familiaux éloignés. Cette coopération, d’une part, est considérée comme une phase de la dissolution de la zadruga , mais aussi comme résultant de celle-ci, d’autre part, se maintient, comme aux Andes, dans le cadre de coopératives plus vastes et d’un autre ordre, en fait dans celui de communautés villageoises. Autre donnée: dans la classification des ejidos mexicains, une catégorie souvent indigène est caractérisée par le petit nombre des ejidatarios , la faiblesse en ressources foncières, les difficultés d’adaptation aux formes modernes d’économie et de technique, un degré poussé de retard culturel. Et ces ejidos ne sont guère, en fait, que des communautés domestiques, inscrites sur la liste des communautés villageoises, dans un même cadre de consanguinité. Troisième donnée: assez comparable aux unions de familles reconstituées par les émigrants villageois des grandes cités iraniennes, apparaît, dans nombre de villes d’Amérique latine (et amérindiennes) devenues immenses, la reconstitution d’une manière de communauté domestique entre émigrants sur un fondement de consanguinité et d’ancien voisinage supposant consanguinité. Le cas a été plus spécialement étudié à Lima (pour les quartiers pauvres voyant se reconstituer des communautés), mais pourrait être généralisé à bien d’autres agglomérations. Perspective économique dans notre première notation; perspective domestique et économique dans la seconde; perspective économique et, par la suite, domestique dans la troisième. Faut-il – en notation annexe et complémentaire – ajouter l’«essai» plus économique que sexuel du servinacuy , sirvinacuy péruvien où la fille, avant d’entrer légalement dans la maison de son fiancé éventuel, doit faire preuve autant, et plus, de qualités de travail et de coopération dans le groupe que de qualité sexuelle ou de fécondité? Et surtout, importante remarque du point de vue heuristique: lorsque ethnographes, anthropologues et sociologues s’intéressant à l’Amérique latine indienne parlent de «familles», de «ré-amalgame de familles», qu’entendent-ils? Jamais le vocable n’est suffisamment précisé, jamais l’on ne sait assez s’il s’agit bien de famille conjugale, étroite, restreinte aux seuls père, mère et enfants, forme européenne et industrielle de la famille ou s’il s’agit d’une famille comportant, outre ces éléments constituants, des éléments adventices qui en font une communauté embryonnaire, avec sa mentalité propre? Mais il serait étonnant que ces familles ré-amalgamées correspondent, même dans leurs données bi ou multipolaires de base, à la définition de la famille conjugale européenne: un couple redevenant couple, après production et situation des enfants. Dans le ré-amalgame, il s’agit, en fait, de la ré-union communautaire d’éléments correspondant déjà aux caractéristiques domestico-économiques de la communauté familiale.Sans tomber dans la mythologie indigéniste, les transformations imposées par la colonisation espagnole et l’Église aux modes de vie paysans, l’utilisation, à des fins souvent contradictoires, des comunidades par les diverses factions politiques au pouvoir depuis l’indépendance pourraient faire admettre assez facilement qu’il s’agit, en Amérique latine (indienne, peut-être, métisse surtout), d’abord de communautés villageoises. À la condition que, notamment chez les Indiens, ces dernières ne sous-tendent pas des communautés domestico-économiques, ou ne soient pas étayées par elles. Indirectement, l’on revient à la communauté familiale.Afrique noireLa question de la communauté familiale semble un peu plus controversée en Afrique noire: autant l’assimilation, relativement ancienne, selon certains auteurs, de ces communautés à la communauté taisible française est aventurée, autant le refus actuel de la présence de communautés fondées sur la consanguinité des mâles et une forme d’indivision dans la propriété de certaines terres est une mauvaise interprétation des faits. Il faut tenir compte de communautés de familles dans la quasi-totalité de l’Afrique noire; et singulièrement en fonction des éléments suivants: la présence de biens indivis, non communaux, sur lesquels la plus grande partie du travail d’un individu s’effectue, une partie plus faible de ce travail se faisant sur les parts individuelles; le fait que le chef, s’il est souvent le plus âgé des membres, est ou peut être, aussi, le plus capable du groupe; l’existence d’un contrôle, de la part des autres adultes mâles, sur les directives données par le chef; le fait de la division du travail entre membres de la communauté à une échelle bien plus vaste que ce que demanderait le diamètre restreint d’une simple famille conjugale; le fait de la commensalité, qui, pour déborder quelquefois l’ampleur de la simple communauté, n’en tient pas moins compte largement des liens établis par celle-ci, et auxquels elle donne la priorité. En réalité, là aussi, il faut bien voir le caractère artificiel et second de l’autorité intégrale du chef sur les hommes et sur les choses: le chef n’est ni le propriétaire ni le maître, mais bien une manière de gérant; la distinction est à marquer entre le communal villageois et l’indivision, droit «collectif» de la famille étendue sur un bien foncier, et cette indivision, fondement, avec le sang, de cette famille étendue, n’est pas à négliger; en liaison avec les droits réels du chef, qui se ramènent à une primauté dans l’organisation du travail, et avec, aussi, les nécessités d’un travail organisé, les échanges de moyens de production – hommes et choses, travail humain et forces de l’animal, ou instruments aratoires, ou aires de conservation des récoltes – se font, en priorité, dans le cadre de plusieurs familles conjugales unies en communautés domestico-économiques; si la communauté de vie est moins centralisée en un seul habitat construit – aux fonctions unifiées –, l’enclos ou, à la limite, le quartier demeurent liés à la communauté domestique, même si le système de la case semble faire apparaître une forme de repos et de repas, que l’on considère trop rapidement comme «conjugale», la commensalité, et quelques autres comportements, se dressant contre cette interprétation.En fait, il y a lieu de considérer qu’en diverses zones de l’Afrique noire – mais l’Afrique noire est grande – la famille étendue représente l’un des éléments fondamentaux des rapports sociaux et économiques, mais a été peu et mal étudiée; qu’il est probable que la christianisation, notamment catholique, s’est dressée contre le système traditionnel; que l’administration coloniale a eu quelque intérêt à ne pas l’admettre comme réelle, ne serait-ce que par l’ambiance favorable à une prise de conscience nationale qu’y ferait apparaître une étude plus poussée d’anthropologie politique; que sociologues et ethnologues européens s’en sont abusivement détournés. Toutefois, il faut constater que la communauté domestico-économique existe encore en cette aire culturelle africaine noire, que nous continuons de regarder, à la fin des années soixante, comme l’une des «inconnues» de la sociologie. Plus que sur les tribus et les factions, c’est sur la communauté familiale qu’au niveau de la construction des factions et de leur maintien, celles-ci, au village, apparaissent et font la loi.Pour prendre un cas concret qui a fait l’objet d’enquêtes, au Burundi, la famille n’est ni patriarcale ni conjugale: l’ubwoko est un groupement de familles dans la race, et la famille, l’umuriango , est dotée d’un chef qui, à la mort du père, n’est pas forcément l’aîné, mais l’homme choisi dans le conseil de famille, au moins si le père ne l’a pas désigné avant sa mort. Que trouvait-on dans l’umuriango ? Trois ou quatre générations vivant ensemble dans un enclos. Et si une séparation se produit, ce n’est que pour former de nouveaux umuriangos et non des familles de type conjugal, les liens avec le premier étant conservés. Faut-il faire entrer quelqu’un, exceptionnellement – un homme –, dans l’umuriango et nous avons l’échange de sang, peut-être pas tellement éloigné du pobratimstvo serbe. Faut-il aller plus loin dans le rapprochement avec le type classique de la communauté familiale?5. Communauté familiale en milieu urbainExistence de communautés à BordeauxOn a, jusqu’à présent, traité uniquement des communautés domestiques de type agraire. La question se pose, cependant, de savoir si les principes généraux, les structures de base de la communauté ne se rencontrent pas ou, au moins, ne se sont pas rencontrés récemment en milieu urbain. Le problème est délicat, d’une part, parce que, jusqu’à présent, il n’y a jamais – ou guère – été fait allusion, les chercheurs ne l’ayant vu qu’en milieu agraire et que, d’autre part, si déjà le fait de vivre en communauté à la campagne est revêtu, pour des raisons diverses, d’un certain caractère de quasi-clandestinité, ce caractère, à la ville, est encore bien plus accentué. On voudrait néanmoins mentionner, au moins, en dehors de l’indivision mi-agraire mi-urbaine en Algérie, qui ne donne qu’épisodiquement la vie en commun, l’existence de telles manières de vivre en Macédoine yougoslave, à Skoplje dans les années trente et, actuellement, en France, à Bordeaux. Dans les deux cas, il s’agit bien de milieu urbain, encore qu’à des degrés divers; dans les deux cas, il s’agit de familles n’ayant pas, directement au moins, d’occupations agraires; la vie – repas et repos – et la propriété n’étaient ou ne sont pas strictement de type conjugal, pour la première, de type individuel privé, pour la seconde; dans les deux cas, ce mode de vie, de travail et de propriété s’orientait vers des formes modernes d’économie, voire vers la société anonyme.Il est possible de suivre, depuis le XIXe siècle au moins, dans les diverses archives de Bordeaux, la vie et le commerce en commun d’un certain nombre de familles du grand négoce; de constater l’identité d’habitat ou la mitoyenneté des habitations de familles nucléaires portant le même nom; d’observer de trois à cinq frères mariés habitant la même maison; de constater que ces hommes s’occupent du même commerce ou de négoces connexes; de s’apercevoir qu’aujourd’hui encore nombre d’achats de consommation sont effectués en commun; que les capitaux commerciaux, en commun d’une manière légalement informelle, au XIXe siècle, sont aujourd’hui investis, par chacun des chefs de famille conjugale, en société anonyme dont les participants sont, essentiellement, sinon uniquement, les membres de ces familles; et que les relations affectives et les communautés de vue s’établissent au diamètre de la lignée. Il est probable que des recherches plus poussées sur le passage au capitalisme réserveraient une place de choix à cet intermédiaire que fut la communauté. Mais, là aussi, il semble que l’on n’ait pas voulu voir: ç’aurait été probablement, et ce peut être encore, un apport important à l’histoire du capitalisme. Il est, en tout cas, impossible de bien juger des groupes de pression, en nombre de régions, au niveau de la ville et probablement à un diamètre plus vaste, sans tenir compte de ce fait fondamental qu’est le maintien inavoué ou la transformation légalisée de la communauté familiale, groupe domestique, mais aussi économique – on ne l’oublie que trop –, de ses persistances, de ses éventuelles résurgences. La liste serait longue des cercles, sociétés, associations dans lesquels, au sein des villes, les mêmes noms se retrouvent uniformément ou d’une manière habilement dispersée: les mêmes noms... et les mêmes jeux d’influence liés aux unions matrimoniales sévèrement contrôlées. Des lacs et entrelacs aboutissant aux unions de familles en Iran, pour ne prendre que cet exemple extrême – milieu agraire ou milieu urbain –, et où «la fortune des ménages est liée au poids de l’union des familles dans la communauté locale» (P. Vieille et M. Kotobi), aux liens complexes, mais toujours dirigés vers la recherche d’une plus grande assise économique, des «familles» du Bordelais, il n’y a qu’un pas à franchir, et qui ne l’a pas été suffisamment par les chercheurs. Et cependant, des unions paysannes de familles aux «dynasties bourgeoises», les liens, s’ils sont ténus, sont multiples. Et pas seulement en Iran, et pas seulement à Bordeaux! Mutatis mutandis , évidemment.Un point de départ pour une étude plus largeCommunauté de famille? ou communauté de familles? Le problème doit être éclairci notamment pour ce que nous venons de dire en ce qui concerne Bordeaux, pris, bien sûr, à la fois comme point de départ d’une recherche (car, à notre connaissance, rien n’a été écrit sur ce sujet) et comme amorce des rapports entre cette forme domestico-économique et telles formes de socialisation. Il semble s’agir, pour Bordeaux, de groupes à liens religieux solides; plus ou moins récemment implantés – fin du XVIIIe siècle – dans la ville; voulant se maintenir (fin du XIXe – début du XXe siècle) à une époque où la famille et la religion se sentent en péril; fortement teintés de saint-simonisme et voyant dans le capital et les sociétés par actions les voies les plus favorables à une forme de socialisme, de socialisme libéral. De toute manière, il semble bien que l’on puisse affirmer que ces formes familiales, à base économique et de défense sociale – que celle-ci soit religieuse d’influence, ou de pression –, ont été nombreuses, dans cette ville et dans sa région, au XIXe siècle et qu’il faille reprendre, pour elles, en milieu urbain et souvent protestant, la formule de Vieille et Kotobi dont nous avons tenu compte pour un milieu agraire et musulman: «La fortune des ménages est liée au poids de l’union des familles dans la communauté locale.» Une étude comparative des conditions du mariage, dans ces deux formes apparemment éloignées de communautés, rapprocherait encore les deux phénomènes: combien de généalogies bordelaises en font foi! Et ce poids des unions, source des possibilités de pression dans la communauté locale, ne serait-il pas, à lui seul ou avec le secret de la véritable richesse, l’une des explications d’une certaine clandestinité qui gêne le chercheur? Si l’on n’est pas arrivé encore à «établir une typologie des unions de familles» en Iran, on n’est guère plus près de pouvoir le faire à Bordeaux. Et c’est probablement vrai pour d’autres villes de France. Hypothèse osée que ce rapprochement? Peut-être, mais si elle se vérifiait, elle serait au point de départ d’une explication économique nouvelle d’une endogamie qui ne serait plus celle des seuls «primitifs», mais constituerait un élément important de l’apparition des groupes de pression, aussi bien au niveau féodal qu’au niveau industriel; elle serait, en outre, à l’origine de l’échec, voulu ou non, de telle forme de socialisation; et elle expliquerait, en partie au moins, et la clandestinité des uns et la cécité de quelques autres.6. Communauté familiale et socialisationLa communauté familiale (groupe domestico-économique) est-elle un frein ou un accélérateur des processus de socialisation? La question est délicate et son contenu complexe. D’autant plus que la force et le nombre des communautés familiales en un pays donné, mal étudiés, sont des éléments controversés. Le problème, cependant, nous semble devoir et pouvoir être examiné. Cela est possible en dehors de toute théorie générale, sur des cas concrets et à partir d’un fait important: celui de l’absence, là où les communautés ont véritablement existé ou existent – notion d’ordre économique qui doit être notée –, de propriété individuelle privée, au moins sur le plan foncier, à quoi il convient d’ajouter l’absence de son idée dans les structures mentales. On ne l’a pas assez remarqué, aidé en cela par l’assimilation théorique du «maître» à un propriétaire et par la déviation sporadique du rôle de celui-ci en quelques régions ou en quelques cas abusivement généralisés. La socialisation, d’autre part, si on veut la prendre dans un sens large, consiste en un passage des individus à l’état de personne (socii ), en vue de la construction d’une societas , et en une mise des biens à la disposition de ladite société. Cette définition est prise sans doute dans un sens large; elle n’en est pas moins indispensable et concrète, ses deux composantes étant liées. Or, que voyons-nous à partir des faits relevés plus haut?En premier lieu, que les communautés à la fois les plus durcies et les plus durablement conservées, les communautés de citadins, de bourgeois citadins, sont passées directement de la communauté classique, à peine transposée, à une forme de société économique, certes, mais où les liens domestiques n’étaient pas, au départ, absents: la société anonyme. Phénomène qui peut paraître fortuit et épisodique, mais qui, surtout, n’a pas été suffisamment étudié. Ce que l’on a nommé les «dynasties bourgeoises» en sont, cependant, issues. Loin d’être un frein, le phénomène communautaire, au niveau domestique, a plutôt servi de levain et de cadre initial.En deuxième lieu, là où l’on a voulu voir les communautés domestiques paysannes et tenir compte de leur existence, le passage à une autre forme de société, la coopérative, loin d’être freiné, a été, sinon accéléré, du moins facilité. Ce n’est pas par hasard que la période 1920-1940 a vu se développer, en Yougoslavie, un ensemble pyramidal de coopératives de type moderne: coopératives de crédit, coopératives de vente, coopératives d’achat, en certains cas, coopératives de production, partant du groupe domestique ou du groupe villageois et aboutissant à un organisme de type national sous une forme fédérative semi-étatique. Et, détail qui n’est pas insignifiant, coopératives dénommées, elles aussi, zadruga , privredna zadruga (zadruga économique), tout comme le groupe domestico-économique se nommait et continuait de se nommer zadruga , selja face="EU Caron" カka zadruga (zadruga paysanne): seul le diamètre de la coopération des hommes et de la mise à disposition des biens était élargi, les deux choses n’étaient pas, ou guère, modifiées. La coopérative est-elle la «société anonyme» du pauvre et, ici, du non-citadin? La question mérite d’être posée. En tout cas, il est bien certain que, là au moins, la communauté domestico-économique a largement servi d’accélérateur à un processus de socialisation. Et l’on trouverait d’autres exemples que l’exemple classique des Yougoslaves avec la radna zadruga , collectif kolkhozien de travail.En troisième lieu, et plus largement qu’en Yougoslavie, il est sans doute permis d’affirmer que, dans l’Europe de l’Est, lors de la socialisation des moyens de production, là où la communauté domestico-économique existait encore, la socialisation agraire a rencontré moins de difficultés que là où elle avait disparu, moins de difficultés que dans telle région industrialisée, théoriquement plus apte, selon certains, par la présence ouvrière, à passer au socialisme; la comparaison Slovaquie-Bohême serait, à cet égard, pleine d’enseignement: deux cartes, l’une de la conservation des communautés domestiques paysannes, l’autre d’une relative facilité de socialisation agraire, coïncident autant qu’il est possible.Une quatrième remarque: les deux régions qui ont cru pouvoir tenir l’autogestion agricole, avec un succès divers, pour un moyen de production susceptible d’être envisagé au niveau de l’État, ne sont-elles pas – Yougoslavie et Algérie – deux pays en voie de développement dans lesquels la communauté domestique se perpetuait encore? Simple note nécessaire, même si elle est, sous cette forme brève, insuffisante.Frein? Accélérateur? La communauté domestico-économique peut jouer les deux rôles. Elle est un frein surtout lorsqu’on veut l’ignorer, en la considérant comme morte, alors qu’elle a conservé ses structures. Un accélérateur, lorsque l’on a compris qu’avec elle une phase de l’évolution capitaliste a été «sautée»: celle de la propriété individuelle privée, et qu’ainsi l’on va plus facilement ou – ce qui a été rare – vers une forme d’accumulation sociétaire du capital, ou – ce qui est plus fréquent et aurait pu l’être davantage – vers une forme de socialisation des moyens de production agraire, par simple élargissement du diamètre du groupe, communautairement possédant, d’abord, socialement possédant ensuite.Comme on l’a vu, la communauté domestique apparut vite, dès sa découverte, comme une gêneuse. Que les divers pouvoirs n’aient, en régime colonial, guère facilité la tâche de l’ethnologue qui n’acceptait pas de travailler dans leur cadre, avec leur aval pour ne pas dire à leur profit, cela ne fait guère de doute aujourd’hui; et ces pouvoirs n’avaient point intérêt à aider à la mise en vedette de formes sociales traditionnelles conservatrices de nationalités embryonnaires, mais réelles. Et il en allait de même, dans l’Amérique latine du libéralisme individualiste, avant le déclenchement de l’indigénisme, guère plus favorable, d’ailleurs, aux communautés dans son désir de promotion de l’Indien. Et de même, pour des raisons concordantes, dans les empires de l’Europe centrale et orientale. Il aurait, de plus, été difficile à l’ethnographie d’alors de se situer dans un devenir construisant le monde contemporain. Et puis, les sociologues n’étaient-ils pas, alors, plus préoccupés de la recherche du «primitif», du totem et de ses implications, du clan, etc., que d’une forme concrète de groupement socio-domestique à perspective socio-économique? Mais à cet ordre scientifique des motifs de désintérêt, il faut probablement ajouter l’ordre des mobiles idéologico-politiques. L’économie capitaliste ne pouvait voir d’un œil favorable ces économies fermées, freinant l’évolution des techniques, refusant l’ouverture vers une économie de profit, gênant le développement de la grande propriété: ne fallut-il pas en Algérie, par exemple, recourir à des procédés éminemment douteux pour vaincre l’indivision? Et, mutatis mutandis , l’opposition aux communautés ne fut pas moindre. Entrave au développement du capitalisme, la communauté paysanne ne l’était pas moins, sur le plan de la théorie socialiste donnant le pas, dans la perspective alors révolutionnaire, au prolétariat ouvrier des villes sur la masse traditionnellement organisée des campagnes, même s’il s’agissait de très petits propriétaires et de paysans sans terre. Les deux points de vue concordèrent pour néantiser le phénomène au lieu, et spécialement dans le second cas, de savoir l’utiliser.
Encyclopédie Universelle. 2012.